TEXTES DE L'AUTEUR

L'ART TRADITIONNEL
Gilles ALFERA - FERRAND
EXTRAITS

La rédaction de cet article en 1968 constitua un moment décisif pour l'orientation de l'oeuvre de Gilles Alfera.
En 1993, il écrira : " Du sens d'un silence " où il examinera davantage le rôle de l'artiste dans l'évolution de la mentalité contemporaine ainsi que la fonction du " mandat religieux " dont il est fait ici mention.



La représentation mentale que suscite communément le mot Art est trop particularisée aux seules activités esthétiques pour qu'elle ne puisse pas être sans dommage associée à une activité traditionnelle . Parler d'art traditionnel serait parfaitement impropre si l'on ne redonnait pas préalablement au mot Art son extension originelle, dont le point de vue esthétique n'apparaît alors que secondaire. C'est ainsi que l'art c'est d'abord le talent, l'habileté, et que ce qui est artistique correspond aux moyens et à la réalisation de ce savoir-faire. C'est selon cette acceptation étymologique plus adéquate à l'objet de notre étude, qu'il faudra entendre par la suite la dénomination de l'art traditionnel.

Quelle que soit la limitation historique ou géographique d'un art traditionnel, on remarque d'abord, dans le milieu ethnique où il s'exprime, que la présence d'une religion ou celle des personnes qui sont investies d'une fonction sacrée assume un rôle central dans son organisation. Toutes les activités sociales trouvent leur raison suffisante au travers de modèles cosmogoniques. Tous les travaux ne sont que la répétition d'un premier geste initial ; cette répétition conforme assure les travaux effectués - la terre labourée de son premier sillon, l'outil forgé, la moisson et la consécration du feu - de leurs correspondances divines. Dans de telles sociétés traditionnelles, il devient impossible de se représenter 1'activité artistique selon notre entendement occidental. Ici, elle n'est plus une fonction séparée des autres fonctions sociales : toutes sont également artistiques au sens le plus complet. L'artiste traditionnel ne sera plus l'original, le libertin, ou l'avant-gardiste, il est celui dont la présence, au même titre que celle du laboureur, du forgeron ou du tisserand, est indispensable à la collectivité. Son travail est en tous points comparable à celui de ses pairs, conforme aux gestes primordiaux des ancêtres fondateurs. Si les liens qui unissent l'artiste au prêtre d'une société tribale sont moins évidents que ceux qui apparaissent dans une société plus développée, quoique toujours traditionnelle, on remarque toujours une certaine identité fondamentale entre la fonction religieuse et la fonction artistique. L'artiste se voit réellement confier, de la part des prêtres, la charge de traduire selon l'ordre sensible du psychisme les réalités spirituelles que ces derniers enseignent selon la parole ou actualisent selon le culte. La fonction enseignante de l'art traditionnel s'adresse à la collectivité par l'intermédiaire de son psychisme collectif, de son génie culturel, et à chaque individu par sa sensibilité.
La traduction selon l'ordre artistique de vérités spirituelles et cosmogoniques nécessite une médiation symbolique qui seule peut garantir la possibilité et la réalité d'un tel projet. Nous montrerons par la suite, en analysant plus complètement le rôle du symbole dans l'art, que cette nécessité est absolument primordiale.

Nous avons vu que les potentialités individuelles que l'art évertuait parmi la collectivité n'étaient pas d'une nature rationnelle ou mentale, nous pouvons ainsi comprendre que l'art puisse utiliser des symboles éventuellement non compréhensibles à la " majorité " de la collectivité. Ce langage symbolique donne la garantie " intérieure " de l'oeuvre, l'assure en tant que formulation correcte ; et de plus, étant une formulation du sacré, les formes (plastiques, graphiques, etc ... ) ne peuvent qu'être bienfaisantes quant à l'émotion provoquée dans le psychisme individuel. La qualité strictement esthétique d'une telle oeuvre pourra paradoxalement être jugée par l'habileté dont l'artiste a fait preuve, pour que les symboles, tout en étant effectivement présents, ne se voient qu'au terme d'une certaine attention car ils représentent l'intimité du sujet, ses qualités intrinsèques.

L'artiste peut ne pas être conscient du sens de ces éléments transfigurants, si il se trouve sous l'égide de personnes qui le guident dans l'élaboration de son travail. Ce cas était sûrement très fréquent dans l'antiquité, ceci ne diminue pas pour autant le talent de l'artiste en tant que tel, car, d'une part, il ne lui est pas demandé de participer effectivement à une connaissance métaphysique pour remplir sa fonction qui se situe sur le plan de la sensibilité. (../...)
Le talent ou l'habileté de l'artiste offrent à l'individu une émotion humaine et sentimentale qui, agissant comme un catalyseur, deviendra une ouverture pour des intuitions plus subtiles, : celles que suscite l'emploi du langage symbolique. De ces dernières, l'artiste n'est plus le maître, ce sont pourtant elles qui façonnent et orientent l'âme collective et pour lesquelles l'artiste traditionnel humblement travaille.
Pour le projet commun qui les unit, le religieux confère à l'artiste la clé qui donne l'accès à ce qu'une société peut avoir de plus cher : son âme et les fondements subtils de sa culture. Il ne peut pas en être autrement, car sinon comment l'artiste pourrait-il jamais accéder à l'objet et au lieu de son travail ? Voici, nous semble-t-il, la première condition nécessaire pour l'existence d'un art traditionnel : le mandat religieux. Celui-ci ne consiste pas simplement en une création artistique à propos de choses divines, mais en une véritable introduction dans le corps lumineux de la collectivité religieuse. Cette introduction ne dépend pas de la volonté de l'artiste, mais du bon vouloir du religieux.

Cette première condition montre à elle seule toute la difficulté que l'on rencontrerait si l'on se proposait en Occident de réinstaurer un art traditionnel. On peut en effet dire que depuis la Renaissance, l'Eglise s'est totalement démise du rôle que les ordres monastiques semblent avoir tenu durant la période qui, en Occident, va du IV-, siècle au XII" siècle. Les couvents irlandais offrent à ce titre un bon exemple, dont les canons artistiques devaient jusqu'au IXe siècle prévaloir en Europe occidentale. Quand bien même aujourd'hui l'église tendrait de nouveau à assurer cette charge, nous pourrions douter qu'elle puisse retrouver les directives d'ordre intellectuel et spirituel qui guideraient sûrement la main de l'artiste. La bonne volonté est ici insuffisante pour retrouver les clés perdues, et le savoir traditionnel ne s'improvise pas.
Partout on remarque la même désolation : l'artiste moderne " libéré de toute contrainte " entre dans le lieu saint affublé maintenant de limitations toutes personnelles, et se voit prié d'en manifester les résultats artistiques à propos du sacré.L'église ne peut pas assumer son rôle en suggérant aux artistes de faire de l'art à propos du sacré, à des artistes qui, pour la plupart, ne peuvent pas en avoir une compréhension adéquate, car elle ne propose plus les directives intellectuelles et spirituelles qui, des formes déchues, mènent aux formes transfigurantes du sacré. (.../...)

Les conditions imposées au travail de l'artiste ne devraient pas nous étonner quand, au travers des témoignages ethnologiques, nous voyons avec quelle délicatesse l'homme traditionnel, aujourd'hui encore, fait le premier sillon, sème et récolte, avec quel entendement du sacré le potier ou le tisserand travaille, comment d'une façon générale le travail quel qu'il soit, c'est-à-dire la modification d'une donnée naturelle, ne trouve les justifications de ses modalités qu'au travers d'une perpspective que nous pourrions nommer ésotérique. Que dire alors de cette légèreté insouciante avec laquelle l'artiste moderne travaille ? Lui pourtant dont la tâche est la plus noble, que penser de cette " liberté " de l'artiste toujours plus restreinte à mesure que l'on pénètre dans les ténèbres de l'individualisme privé de tous recours à quoi que ce soit qui puisse le fonder dans la lumière de l'éternité.
Il est une intuition du Beau comme il est une intuition de l'absolu immanente à tout être, intuition qui subsiste même lorsque les directions qui y mènent sont renversées pour ne plus conduire qu'au laid et au contingent. L'artiste moderne peut posséder cette intuition : en témoigne la valeur, au point de les décalquer, qu'il reconnaît à certaines productions d'art traditionnel et primitif pourvu que celles-ci soient empreintes d'un certain exotisme qui les rende plus facilement admissibles sans être ainsi amenées à poser trop douloureusement le problème de leur origine spirituelle et de leur fonction sacrée... Si, fortuitement, il sent poindre ce " totalement autre ", cette irréductibilité de l'art traditionnel au nôtre est rapidement réduite par le qualificatif d'oeuvre magique.

Nous parlions plus haut de la défection de l'église vis-à-vis de l'art ; à l'inverse nous devrions maintenant citer une collection et plus particulièrement un de ses livres récemment paru qui définit bien l'orientation de la collection Zodiaque conçue par la ccommunauté monastique de la Pierre qui Vire. Ce livre Le Monde des Symboles, dont l'auteur est Gérard de Champeaux, avec la collaboration de Dom Sébastien Sterckx de l'ordre bénédictin, montre à lui seul qu'il existe, plus qu'individuellement, une prise de conscience dans certains milieux monastiques d'une part, que la clé d'un art traditionnel est d'ordre symbolique et que, d'autre part, c'est expressément dans l'art roman - auquel toute a collection se réfère qu'il faut en chercher le témoignage en ce qui concerne le monde occidental.
Nous ferons à propos de l'analyse de cet ouvrage, l'étude des modalités de la seconde condition nécessaire pour qu'un art puisse être traditionnel, à savoir : l'emploi d'un langage symbolique . L'auteur du livre l'a très bien vu qui dira (p. 126) : " Ce langage est traduction. Il transpose sur un autre registre. Il arrache aux possibilités d'équivoque inhérentes au profane. Tel est le domaine par excellence de l'art sacré. L'expression symbolique est son instrument de prédilection et il ne peut en être autrement " .

Si maintenant nous considérons les symboles en eux-mêmes, nous devons remarquer que l'ensemble de ceux-ci n'a pas été choisi arbitrairement parmi un ensemble plus vaste, ainsi que cela se produit par exemple pour le choix conventionnel des symboles mathématiques. Il n'y a rien de conventionnel dans l'ensemble des symboles et de leur signification en tant que supports pour l'intellection effective de vérités métaphysiques. Le symbole est une médiation entre l'étant et l'être, entre le contingent et le transcendant, et cette médiation, l'homme qui la perçoit ne la fonde pas pour autant. Cette médiation intelligible, qui est la garantie requise pour que le symbole puisse effectivement être le langage métaphysique par excellence, préexiste à toute perception humaine au sein de l'harmonie universelle entre le créé et l'incréé. C'est la nature non-humaine du symbole et de son origine qui assure la pérennité de ce qu'il signifie.
Si l'on conçoit clairement que le symbole est une médiation entre le formel et l'informel, une médiation de l'étant à l'être (la réciproque étant vraie également, c'est ce qui fonde la justesse et l'efficacité d'un rituel), il est parfaitement sot d'en prétendre trouver la signification au travers d'une démarche naturaliste, rationnelle et sentimentale qui demeurera toujours en déçà du seuil que le symbole propose précisément de franchir.
Parmi tous les claviers symboliques, celui de la symbolique romane est celui auquel nous devrions d'abord nous appliquer pour définir éventuellement le mode d'expression d'un art traditionnel occidental. Il est en effet celui qui nous est théoriquement le plus assimilable, puisqu'il a participé, à une époque pas si lointaine encore, aux fondements de notre civilisation. Or, quelque paradoxale que puisse paraître cette situation, nous possédons une compréhension approfondie du clavier symbolique oriental, tandis que nous méconnaissons presque totalement notre propre legs traditionnel. Nous devons saluer à ce titre le très important travail de dépouillement qu'a tenté l'auteur du Monde des symboles.


Il manquerait à notre étude sur les conditions générales d'un art traditionnel un aspect qui, quoique secondaire, peut être envisagé succinctement ; nous voulons parler du problème du style. Ce problème est effectivement secondaire, puisque l'ordre des applications, dernier maillon d'une mise en forme, est contingent. Nous pourrions même dire qu'il serait inexistant dès lors qu'un authentique esprit traditionnel serait rétabli. Cependant nous tenons à en dire quelques mots et à montrer que lorsque le problème du style devient prépondérant c'est précisément le signe d'une époque ou d'une mentalité qui perd le sens traditionnel des rapports, pour faire sensiblement prévaloir la forme sur l'esprit. Nous voulons ici citer à ce propos une remarque très pertinente de M. A. Varagnac, dans sa collaboration au livre Art Gaulois de la collection Zodiaque

" Mais on ne saurait dire, comme on l'a affirmé bien trop globalement, qu'il y a une époque où l'art est naturaliste et une autre époque où il " dégénère en art non figuratif ". Il y a simplement prédominance temporaire ou régionale de telle ou telle tendance. Il s'ensuit même que les démonstrations parfois laborieuses, par lesquelles on a voulu trouver dans les figures naturalistes l'origine de tous les décors schématiques voire franchement géométriques, ne prouvent absolument pas l'affaiblissement du sens esthétique. Si le non figuratif tend vraiment à exprimer l'essence des choses, il peut être beaucoup plus inspiré que maintes oeuvres copiant des aspects comme on copierait un poncif. Cette esthétique est parvenue à des expressions merveilleuses parce que la réalité intime dominait pour elle les formes apparentes. Il n'y avait donc que des degrés entre le naturalisme le plus véridique et le géométrisme le plus abstrait. C'est l'insistance grecque sur la forme pour la forme - d'où la conception de l'art pour l'art - qui a créé des oppositions auparavant inexistantes " (p. 20 et 21).

La nature de l'art abstrait, en raison de son particularisme, de son individualisme et de sa subjectivité, ne peut en aucun cas être assimilée, quelle que soit sa prétention, à des représentations symboliques. Cependant, quoique inversé par la nature de la réponse qui lui est donnée, le projet de dépasser la réalité apparente des phénomènes pourrait, sous un certain angle, être commun à l'artiste moderne et à l'artiste traditionnel. Nous en avons suffisamment marqué les différences pour nous dispenser d'y revenir ; cette analogie est bien un signe des temps et, à elle seule, elle devrait nous inciter à considérer plus complètement la nature de cet art. Revenons donc au premier aspect de l'art abstrait indiqué plus haut, c'est-à-dire à l'étude de la matière dont toute représentation plastique est composée. Nous conviendrons que la formulation plastique d'une vérité est, de toutes les formulations possibles de celle-ci, la plus basse de toutes, celle où la matérialité et la corporéité sont les plus grandes : après la parole, puis la musique, après même le texte écrit philosophique ou poétique, la représentation plastique est le dernier maillon qui assure la jonction entre nature et culture. Nature quant aux matériaux - pierre et couleur par exemple - et culture quant à la façon de les traiter

C'est précisément, à cause de cette situation extrême, que la représentation plastique parce quelle réduit au minimum la médiation mentale et culturelle, et quelle est moins que toute autre inféodée dans sa compréhension à une culture déterminée, est, par là même, susceptible d'une universalisation, non plus seulement horizontale, mais surtout verticale qui la rend apte à être le support d'une activité contemplative Par là elle se situe bien au-delà de toutes les autres formes mentales d'intellection.


Que l'art abstrait en cette fin du cycle se propose l'étude de la matérialité même de toute représentation plastique ne doit pas nous étonner, ceci constitue également un signe des temps. Les processus cycliques de renouvellement sont tels que c'est sur les " derniers " que s'attachent les prémisses de ce qui constituera plus tard les " premiers ". A ce titre ne peut-on s'attendre à ce que les premiers signes d'une nouvelle intellectualité traditionnelle apparaissent au niveau des productions artistiques ? Sans vouloir pour autant annexer aux seules formulations artistiques un phénomène qui simultanément devra concerner tous les plans de la manifestation, nous pourrions dire qu'en tous cas, nécessairement, l'art témoignera en premier des signes précurseurs.
revue " Le Symbolisme " (N°383, janvier-mars 1968)